La traduction post-concilaire du Pater a, en son temps, fait abondamment couler l'encre sans pour pour autant qu'il ait été mis fin au débat. Daniel Raffard de Brienne, dans divers écrits, contribua à la réflexion sur le sujet. Il nous offre ici, dans un article rédigé en 1990, une analyse synthétique de la question en même temps qu'un condensé d'érudition historique. Les lecteurs souhaitant aller plus loin liront avec profit Traductor, Traditor. Les nouvelles traductions de l'Ecriture Sainte.
LA TRADUCTION POST-CONCILIAIRE DU PATER
Une question vient à l'esprit : pour quelles raisons l'épiscopat conciliaire français a-t-il imposé une nouvelle traduction du Pater alors que l'on en utilisait depuis des siècles de fort satisfaisantes.
La première raison est inhérente à la nature révolutionnaire du Concile et de ses suites; il fallait créer une rupture: "du passé faisons table rase". On trouvera sans doute une deuxième raison dans l'œcuménisme : en rejetant la version traditionnelle, on voulait adopter un texte acceptable pour les protestants. D'ailleurs la traduction imposée avait eu pour auteur en 1922 un protestant anonyme (et inculte).
Troisième raison: cette traduction introduisait comme subrepticement un tutoiement qui, en français actuel, indique une familiarité égalitaire. La promotion du culte de l'homme implique la réduction des formes de respect envers Dieu : toute la nouvelle liturgie en témoigne.
Le nouveau texte apporte, outre ce douteux tutoiement, quelques fautes de traduction. Par exemple, c'est une erreur de remplacer "arrive" par "vienne" : le verbe venir marque un mouvement dont l'aboutissement reste vague, alors que le verbe arriver exprime au contraire l'aboutissement du mouvement. S'agissant du règne de Dieu par la grâce, il faut évidemment conserver "arrive" conformément au texte latin (advenire signifie arriver, advenir) et à l'enseignement de l'Évangile. Saint Cyprien explique à propos du Pater: "Nous demandons que le règne de Dieu nous soit rendu présent".
Autre erreur: "quotidien" (quotidianum) veut dire "de chaque jour" et non "de ce jour". Pourquoi demander pour aujourd'hui le pain de ce jour? Pour ne pas avoir le pain d'un autre jour? Par crainte du pain rassis?
Une autre bévue constitue un contresens assez ridicule : la place de "aussi" dans "comme nous pardonnons aussi". Cet aussi, plutôt superflu, veut restituer le et latin et le kai grec. Mais il se rapporte à "nous" et non à "pardonnons". Il aurait fallu traduire: "comme nous aussi nous pardonnons". Ce n'est pas la même chose de pardonner comme Dieu le fait ou de pardonner à certains comme à d'autres.
La faute de traduction de la sixième demande nous arrêtera plus longtemps car elle entraîne de fâcheuses conséquences.
I1 faut reconnaître que se pose ici un problème délicat. Le texte latin dit en effet : et ne nos inducas in tentationem. Mot à mot : "et ne nous conduis pas en tentation". Le texte grec a exactement le même sens : le verbe eisphêrein correspond à inducere ou, mieux, à inferre qui, d'après saint Augustin, se rencontrait dans certaines versions.
A s'en tenir au mot à mot, il faudrait comprendre que Dieu, même s'il ne tente pas lui-même, conduit l'homme à subir la tentation; l'expose donc positivement au risque de céder au mal. C'est philosophiquement impossible : le mal ne résulte que d'une insuffisance de bien due à la non-perfection de la création (seul Dieu est parfait) et au mésusage par l'homme de sa liberté. En conséquence, Dieu peut permettre le mal mais il ne peut le favoriser; sinon il serait l'auteur d'un mal qui limiterait le bien; il n'aurait donc pas la perfection du bien et, limité, ne serait donc pas Dieu. C'est ce que dit aussi la théologie catholique: "Dieu ne peut pas, en raison de son infinie perfection, être la cause d'un défaut moral" (Louis Ott). L'Écriture le confirme : "Ne dis pas : c'est à cause du Seigneur que je me suis écarté" (Ecclés.). Saint Jacques précise : "Dieu ne tente personne".
Nous nous trouvons devant une fâcheuse énigme : comment le Pater peut-il contredire la doctrine? L'abbé Carmignac a apporté la clef du mystère. On sait qu'il a démontré que la première version des Évangiles synoptiques était hébraïque; mais on avait toujours admis jusque-là que saint Matthieu avait écrit le sien en araméen. Peu importe ici, car l'hébreu et l'araméen possèdent tous deux une conjugaison particulière, le causatif, qui exprime à la fois la cause et l'effet : au causatif, "entrer", signifie "faire entrer". La négation placée devant le causatif peut s'appliquer soit à la cause soit à l'effet, selon le contexte ou le jugement du lecteur : on aura ainsi "ne pas faire entrer" ou "faire ne pas entrer". Le sens réel du texte hébreu perdu du Pater aura été : "fais que nous n'entrions pas en tentation". Le traducteur grec, ne pouvant rendre sans s'écarter du mot à mot une nuance que lui-même, sémite, sentait en grec, s'en est tenu à un décalque servile. D'où le problème.
Qu'ils aient connu ou ignoré la solution de ce problème, les commentateurs du Pater ont tous donné à la phrase son sens réel. Origène écrit : "Il répugne de supposer que Dieu induise quiconque en tentation... Combien n'est-il pas absurde de supposer que Dieu bon qui ne peut porter de mauvais fruits expose quelqu'un au mal?" Tertullien précise: "Ne nous induis pas en tentation, c'est-à-dire ne souffre pas que nous soyons tentés". Saint Cyprien explique qu'il est nécessaire de prier en disant: "Et ne souffre pas que nous soyons induits en tentation". Saint Augustin fait remarquer que beaucoup utilisent cette dernière formule, "car Dieu n'induit pas lui-même mais souffre que nous soyons induits" en nous retirant son aide à cause de nos péchés. Saint Thomas d'Aquin donne cette dernière explication. Sainte Thérèse d'Avila écrit à propos du Pater : "Demandons (à Dieu) qu'il ne permette pas que nous succombions à la tentation". Au XVIIe siècle, le Père Médaille précise que "nous prions (Dieu) de ne pas souffrir que nous commettions (des péchés) à l'avenir en succombant à la tentation"; et Bossuet, commentant la même sixième demande, dit qu' "il faut entendre : ne permettez pas que nous y entrions (en tentation)".
Cette dernière citation montre quel sens Bossuet assignait à la traduction que reprenait son catéchisme: "ne nous induisez pas...". D'autres auteurs gardent le même mot à mot, mais dans le même esprit. Ainsi Calvin en 1541: "ne nous induy point"; le protestant Segond fera de même. Citons aussi le célèbre liturgiste Le Brunen 1716 et divers livres de prières.
On a plus généralement sacrifié le mot à mot en faveur de formules plus proches du sens réel, souvent analogues à celles que donnaient déjà saint Cyprien et saint Augustin. On rencontre dès le XIIIe siècle: "Et ne suffrez que nus seim tempté". Un synode de Tours en 1396 donne : "Et ne nous laisse point choir en tentation". Gerson en 1507 et Benoist, curé de Saint-Eustache en 1574, ont à peu près une même formule : " Et ne permettez pas que nous soyons vaincus en tentation". Gondy, évêque de Paris, est plus bref en 1572: "ne nous laisse tomber...". Le mot "succomber" apparaît au XVIIe siècle où Le Maître de Sacy écrit cependant: "Et ne nous abandonnez point à la tentation". La formule "Et ne nous laissez pas succomber" s'imposera le plus souvent dès la fin du XVIIe siècle. La société biblique de France (protestante), en 1930, et l'église grecque orthodoxe de Paris, en 1955, traduisent: "Et ne nous laisse pas succomber à la tentation".
Le nouveau texte imposé par l'épiscopat fait table rase de tout cela. Il ne conserve pas la périphrase devenue classique. Il n'en imagine pas une autre de sens comparable. Il ne reprend même pas le verbe "induire" dans le sens défini par les Pères de l'Église. Non. Il traduit bravement: "Et ne nous soumets pas à la tentation". Il n'y a plus d'exégèse possible, aucune échappatoire, car soumettre n'équivaut pas à inducere, induire. Induire, c'est "conduire vers"; Satan peut nous conduire vers la tentation si Dieu ne s'y oppose pas. Soumettre, c'est "placer sous", c'est réduire à l'obéissance; Satan ne peut pas soumettre nos âmes au mal ni à la tentation qui les y amène; pas même en cas de possession. Pour le texte imposé, Dieu ne se contente donc pas de laisser Satan nous tenter en raison de nos fautes et pour nous mettre à l'épreuve : il nous soumet lui-même à la tentation. Même si l'on suppose que Satan est l'agent de la tentation, on n'en accuse pas moins Dieu d'en être l'auteur principal.
Accuser Dieu de nous soumettre à la tentation, donc de nous incliner au mal, même si nous devons sortir vainqueurs de l'épreuve, n'est-ce pas injurieux à son égard ? Et cette injure, grâce à leur épiscopat, tous les catholiques de France la répètent tous les jours.
Daniel RAFFARD de BRIENNE
in Fideliter, juillet-août 1990